L’industrie forestière peut détruire des nids d’oiseaux migrateurs même si la loi l’interdit par Alexandre Shields, Le Devoir, 12 août 2025
Des centaines de millions d’oiseaux migrateurs reviennent chaque année se reproduire dans les forêts du Canada et du Québec, où ils sont en théorie protégés par une loi fédérale très stricte qui interdit de leur nuire ou de détruire leurs nids. L’industrie forestière peut pourtant mener des coupes intensives durant cette période critique pour la faune aviaire, et ce, même si la perte d’habitats constitue une menace pour plusieurs espèces.
À l’échelle nord-américaine, les forêts canadiennes sont considérées comme des écosystèmes essentiels pour des centaines d’espèces d’oiseaux, la forêt boréale étant même considérée comme la «pouponnière» de la faune aviaire. Uniquement au Québec, plus de 150 espèces en dépendent pour se nourrir et se reproduire.
Il existe d’ailleurs au pays la Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs, qui interdit «de nuire aux oiseaux migrateurs et de déranger ou de détruire leurs nids ou leurs œufs, et ce, partout au Canada».
Environnement et Changement climatique Canada (ECCC) souligne aussi par courriel qu’en vertu de cette législation, mais aussi du Règlement sur les oiseaux migrateurs de 2022, «les oiseaux migrateurs sont protégés en tout temps et tous les nids d’oiseaux migrateurs sont protégés lorsqu’ils contiennent un oiseau vivant ou un œuf viable». Les «industries» sont obligées de respecter ces réglementations «dans la réalisation de leurs activités», assure le ministère.
À titre d’exemple, Northvolt a dû détruire les zones boisées de son site en période hivernale afin de respecter la réglementation qui interdit les coupes à partir du printemps jusqu’à la fin de l’été. Même chose pour le mégaprojet portuaire de Contrecœur.
En cas d’infraction, les contrevenants s’exposent d’ailleurs à des amendes importantes. Ainsi, en 2021, un résident de Saint-Jérôme a dû payer 60 000$ pour avoir détruit quatre nids d’hirondelles. L’an dernier, deux citoyens ont fait l’objet d’amendes similaires pour avoir enfreint les règles qui protègent les oiseaux migrateurs. Est-ce que l’industrie forestière active ici a déjà été condamnée de la sorte? «ECCC n’a pas imposé des amendes pour des coupes forestières qui contrevenaient à la réglementation en forêt boréale au Québec», précise le ministère par courriel.
Les experts consultés par Le Devoir sont pourtant formels: les coupes industrielles peuvent très clairement enfreindre la réglementation. «Toute entreprise qui récolte du bois pendant la saison de nidification des oiseaux enfreint la loi, car il y a tout lieu de s’attendre à ce qu’elle détruise au moins un nid actif d’une espèce d’oiseau migrateur. C’est la même chose pour les agricultures ou les municipalités qui fauchent un champ lors de la saison de nidification», résume le directeur adjoint pour le Québec et les provinces atlantiques d’Oiseaux Canada, Andrew Coughlan.
«Il est plus que raisonnable de penser que les coupes forestières effectuées entre la mi-mai et la mi-juillet, et même entre la fin avril et la fin août pour certaines espèces, détruisent des sites de nidification d’oiseaux migrateurs, même si ceux-ci sont légalement protégés», ajoute-t-il.
Chercheur spécialiste des oiseaux et professeur invité à l’Université Laval, Junior Tremblay a déjà constaté sur le terrain la destruction, en raison de coupes, de nids qui faisaient partie de travaux scientifiques de suivi des populations. Selon lui, il est indéniable que l’abattage d’arbres détruit des nids, des œufs et des oisillons, même s’il est «difficile» d’estimer les pertes globales à l’échelle canadienne.
Dans une étude réalisée en 2013 et à laquelle M. Tremblay fait référence, la perte annuelle de nids attribuable à la récolte forestière industrielle a été estimée entre 616 000 et 2,1 millions de nids. L’étude en question reconnaissait toutefois que cette évaluation devrait être bonifiée à l’aide de données sur la densité d’oiseaux afin d’avoir un portrait plus précis. ECCC ne nous a pas fourni de données plus récentes, malgré une demande en ce sens.
Manque de moyens
Nature Québec estime pour sa part qu’il est difficile de faire appliquer la législation fédérale en forêt, notamment en raison du manque de moyens à la disposition d’ECCC. «Cela ne peut toutefois justifier l’inaction. Le gouvernement fédéral a un outil puissant entre les mains, il doit se donner les moyens d’appliquer sa propre loi, notamment en investissant dans la surveillance, en outillant les provinces et en envoyant un message clair à l’industrie forestière: la protection des oiseaux migrateurs ne peut être laissée à la bonne volonté», fait valoir sa directrice générale, Alice-Anne Simard.
«Le Canada ne peut pas prétendre vouloir freiner la perte de biodiversité tout en tolérant que des coupes forestières détruisent, année après année, des milliers de nids d’oiseaux migrateurs pourtant protégés par la loi», ajoute-t-elle. Selon un rapport publié l’an dernier par Oiseaux Canada et ECCC, des dizaines d’espèces d’oiseaux subissent un déclin «alarmant» de leurs populations, notamment en raison de la destruction de leurs habitats.
Du côté de l’industrie, on dit toutefois respecter la réglementation et faire des efforts pour la protection de la faune aviaire. «Les industriels forestiers sont tenus d’être à l’affut, d’identifier et de protéger les nids actifs, lorsqu’ils en voient un», résume la vice-présidente des communications et des affaires publiques du Conseil de l’industrie forestière du Québec, Véronique Normandin.
«Au Québec, plus de 90% du territoire public sous aménagement est certifié par un tiers indépendant. Ces certifications ont, d’une part, des exigences relatives au respect des lois, règlements et conventions en vigueur. D’autre part, elles [prennent en considération] les enjeux de conservation et de maintien de la biodiversité pour lesquels les organisations certifiées doivent démontrer les actions prises en ce sens», explique-t-elle. Cela comprend des mesures particulières pour les oiseaux.
Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs (L.C. 1994, ch. 22)
https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/m-7.01/
Estimation de la perte de nids attribuable aux activités forestières industrielles au Canada